Septembre 1870 : L’Insurrection du Sud

À peine 22 ans après l’abolition de l’esclavage, les clivages entre les anciens esclaves et leurs bourreaux sont loin d’être de l’histoire ancienne. Le chemin vers une vie meilleure promise aux nouveaux libres au lendemain du décret ne se dessine pas. Au contraire, les affranchis se retrouvent très souvent contraints de travailler pour ceux qui les avaient maltraités, humiliés et méprisés deux décennies auparavant. Les rancœurs voire les inimitiés entre les deux composantes de la société laissent penser qu’une réconciliation semble impossible et même que la guérison des meurtris passe par l’explosion des haines et des colères envers leurs ex-tortionnaires. C’est dans ce contexte de tension sociale accrue et d’opposition qu’éclate l’Insurrection du Sud.

Parce que de nombreux affranchis avaient refusé coûte que coûte de faire leur retour dans les propriétés de leurs anciens maîtres, il a fallu rapidement trouver une main-d’œuvre docile qui exécuterait les travaux des champs contre un pécule de subsistance. C’est ainsi que les colons français se sont d’abord tournés vers l’Asie et l’Inde en particulier, imitant les Britanniques qui avaient déjà fait venir des milliers de « Coolies » depuis l’abolition de l’esclavage dans leurs colonies en 1833. Les Français se tourneront également vers l’Afrique et c’est ainsi qu’à nouveau des Africains d’Afrique centrale, les « Kongos » allaient débarquer en Martinique, cette fois-ci avec un statut d’engagé et plus d’esclave, et un contrat de travail de 5 ans leur garantissant de pouvoir rempiler ou être rapatriés dans leur pays d’origine à la fin de celui-ci.

Mais les conditions dans les champs de canne à sucre sont identiques à celles qu’avaient connu les esclaves et ce n’est pas le caïdon (pièce de monnaie de l’époque qui était propre à chaque Habitation et forçait ainsi l’employé à dépenser chez son patron) qui pouvait compenser ce qu’enduraient les nouveaux employés. Aussi très vite, les Kongos et Coolies se rapprochent des nouveaux affranchis car tous étaient au plus bas de l’échelle et vivaient les mêmes tribulations. Ils s’unissent en partenaires de galère et leur adversaire commun est le Blanc, riche propriétaire terrien, très souvent encore nostalgique de l’esclavage, qui leur faisait vivre les pires misères dans les champs de canne à sucre et les usines.

En Avril 1870, un rapport du Directeur de l’Intérieur fait état du manque d'implication des Coolies :

La désertion des ateliers est un fait d’une fréquence déplorable… Les Indiens emploient tous les moyens possibles pour se soustraire à leurs obligations de travail.

En Juillet, le Gouverneur prend des mesures pour réglementer d’une manière plus efficace la surveillance du travail des engagés.

La situation économique n’est guère mieux. En Août de la même année, la guerre franco-allemande éclate. L’acheminement de marchandises venant de la métropole est plus rare, conséquence directe, les prix augmentent.

Dans les Habitations la situation devient chaotique. La circulation d’argent est affectée par le manque de numéraire qui permet à la banque de la Martinique d’émettre des billets. Des bons sont émis mais sans que cela ne règle le problème. Les commissionnaires de Saint-Pierre réduisent ou arrêtent les avances d’argent et de marchandises. La répercussion est directe pour les propriétaires d’Habitations qui se retrouvent dans les pires difficultés pour régler les salaires et fournir de la nourriture à leurs travailleurs.

C’est à ce moment qu’une affaire va secouer l’île et faire remonter les tensions raciales qui existaient après l’abolition de l’esclavage.

L'affaire Lubin

En Février 1870, un jeune Noir entrepreneur en travaux publics, Léopold Lubin est attaqué brutalement par deux Blancs, Augier de Maintenon, aide-commissaire de la Marine et son ami Pellet de Lautrec alors qu’il se promenait à cheval au Marin. Léopold Lubin se voit reprocher par deux hommes de ne pas les avoir salués et de ne pas s’être pressé d’écarter son cheval pour leur laisser passer. Il est roué de coups de cravache par les deux amis qui entendent lui apprendre à « respecter les Blancs ».

Lubin porte l’affaire devant la justice pour obtenir des réparations mais dans le contexte actuel de la Martinique, un Noir ne pouvait avoir raison face à un Blanc. Voyant que sa requête ne rencontrait que des portes closes, il décide alors de se faire justice lui-même.

Le 25 Avril, il se rend au bourg du Marin et attend Augier de Maintenon qui avait l’habitude d’y aller à la messe et lui donne à son tour des coups de cravache. Le 19 Août 1870, Léopold Lubin est arrêté, emprisonné et condamné à 5 ans de bagne et 1500 francs de dommage et intérêts ce qui constituait à l’époque une véritable fortune. Le jury était composé uniquement d’hommes blancs.

Cette condamnation provoque des échauffourées à Rivière-Pilote et au Marin où les nouveaux affranchis Noirs dénoncent l’injustice du jugement. Il se pourvoit en cassation à Paris, le parquet juge la peine sévère et la commue en 5 ans de prison. Il sera gracié après avoir purgé 2 ans de prison.

Pour comprendre le sentiment d’injustice dans la population noire, il faut savoir que quelques mois auparavant dans une autre affaire, un Blanc qui avait tué sa maîtresse de couleur enceinte avait également été condamné à 5 ans de prison. La justice avait donc eu la même sévérité avec une personne noire ayant rendu des coups à un Blanc et le meurtre d’une femme enceinte noire par son amant blanc.

Tandis que les tensions sont déjà exacerbées en Martinique, la nouvelle qu’à Paris, le peuple avait imposé la République eut des répercussions dans l’île comme le rapporte le Gouverneur

Les antagonismes de races se sont réveillés plus ardents que jamais… Les désastres des armées françaises et la proclamation de la République… ont surexcités cet antagonisme.

Dans les campagnes de Saint-Pierre, des Noirs de classe inférieure déclaraient : « Nous allons venger des Blancs, les déposséder…».

Le Procureur Général La Rougerie, alertait en Septembre sur

L’agitation qui régnait et y voyait les signes précurseurs d’un mouvement populaire qui ne devait pas tarder à éclater.

L’insurrection

Le 20 Août 1870 à Rivière-Pilote, le lendemain du procès de Léopold Lubin, ses amis organisent une cagnotte pour payer les frais du jugement d’appel. La commune de Rivière-Pilote sera au cœur de cette mobilisation du fait que Léopold Lubin était très connu dans la commune étant un commerçant local mais également que la commune était celle qui avait le plus grand nombre de petits paysans. Dès sa condamnation au bagne, la population se mobilise et l’agitation se prépare.

Le 17 Septembre, le Maire de Rivière-Pilote, Auguste Cornette de Venancourt rapporte que « les choses se sont beaucoup aggravées, les plus mauvais propos circulent ouvertement ».

Le 19 Septembre, dans la campagne de Rivière-Pilote, des groupes de travailleurs menacent l’Habitation Codé où une tentative d’incendie avait eu lieu la semaine précédente. Ils crient « Vive la République, mort aux Blancs ». Les propriétaires de l’Habitation prennent des mesures de sécurité et sollicitent la protection du Gouverneur Menche de Loisne. De même, le Maire de Rivière-Pilote de l’époque, Auguste Cornette de Venancourt, également propriétaire terrien appelle le Gouverneur à renforcer la sécurité dans sa ville.

Le 21 Septembre, le paquebot La Louisiane de la Compagnie Générale Transatlantique arrive. Il était chargé de transporter les décrets et autres actes officiels dans l’île. Dès son arrivée dans l’île, des cavaliers de Rivière-Pilote partent dans toutes les directions.

Le lendemain à 7h, suite à l’abdication de Napoléon III du pouvoir en France, le Gouverneur proclame la République à Fort-de-France, puis quelques heures plus tard le Maire de Rivière-Pilote en fait de même devant une foule en pleine effervescente qui elle réclame l’annulation de la condamnation de Lubin.

Drapeau ModemasSecrètement depuis plusieurs jours, des hommes, Louis Telgard, Eugène Lacaille, Auguste Villard et Daniel Bolivard se rencontraient pour préparer la révolte et avaient déjà choisi la date, le jour de l’arrivée du paquebot La Louisiane. Leurs revendications étaient :

  • Déposséder les Békés de leurs terres et briser leur surpuissance économique
  • Répartir les possessions confisquées entre paysans et ouvriers agricoles
  • Désarmer les Békés qui se servaient de leurs armes pour blesser ou tuer des Noirs et prétendaient agir en situation de légitime défense
  • Infliger un châtiment aux Blancs les plus racistes
  • Déclarer la République Martiniquaise à l’exemple de Saint-Domingue. À cet effet, le drapeau doté d'un triangle rouge et deux quadrilatères vert et noir (voir ci-dessus) est arboré.

L’après-midi de la proclamation de la République française par le Maire de Rivière-Pilote, ils se donnent le mot. Le temps est venu de passer à l’action. Il faut dire que le contexte était favorable, la France venait de perdre face à l’Allemagne et le pouvoir colonial était affaibli.

Vers 15 heures, Eugène Lacaille se rend au bourg de la commune accompagné de 300 personnes, Louis Telgard arrive de son côté avec plus d’un millier de personnes criant « Mort aux Blancs et Mort à Codé ». Louis Codé était un propriétaire terrien qui possédait l’Habitation La Mauny. Il se vantait publiquement d’avoir joué un rôle déterminant dans la condamnation de Lubin. De plus, il avait fait installer un drapeau blanc à l’entrée de sa propriété, ce qui était perçu par les Noirs comme un symbole de la royauté et aussi une nostalgie de l’esclavage. Enfin, il était aussi connu pour traiter de manière brutale ses employés, nouveaux affranchis.

Les manifestants quittent le bourg pour se rendre à la propriété de Codé. Un des gardiens est tué, sa maison est incendiée. Les appels à la lutte continuent toute la nuit.

Deux insurgés sont tués par les soldats venus en renfort du Marin voisin. Plusieurs Habitations (la Mauny, la Jossaud, Beauregard, et trois Habitations à Garnier-Laroche) sont mises en feu.

Le lendemain, les discussions entre le Maire Auguste De Venancourt et les représentants des insurgés n’aboutissent sur aucun accord. Tandis que les insurgés sont en attente d’annonces concrètes, ce dernier propose sa démission au Gouverneur et de nommer un des leaders des insurgés pour le remplacer. Jean-Baptiste Le Breton, un autre Blanc va le prendre le relais et officier en tant que maire dans l'attente d'élections.

Pour le Gouverneur, la priorité actuelle est d’éradiquer le mouvement social et rétablir le calme dans la commune. Des renforts sont mobilisés et l’armée prend le pouvoir de la ville, les insurgés fuient vers les campagnes et les autres communes environnantes où plusieurs Habitations seront incendiées notamment celle de Trois-Rivières à Sainte-Luce.

Le 23 Septembre, l’insurrection s’était répandue dans l’ensemble des communes du Sud de la Martinique, à chaque fois des ouvriers agricoles, des ouvriers du bourg, des paysans, des petits cultivateurs et des artisans se joignent à la révolte.

À noter que les femmes ont joué un rôle important dans cette révolte. Si on ne comptait qu'une centaine de femmes aux côtés des insurgés, leur rôle de « relayeuse » des informations et de soutien auprès de leurs camarades masculins en les approvisionnant en nourriture n'est pas négligeable. Certaines comme Lumina Sophie se sont armées de torches et de bâton et ont participé aux pillages et mises en feu d'Habitations.

Les Coolies et les Kongos prennent également part aux exactions en incendiant plusieurs Habitations où ils étaient alors employés en particulier dans la commune du Vauclin. En rejoignant le mouvement, ils s’étaient vu promettre la fin de leur contrat par l’un des leaders de l’insurrection, Eugène Lacaille.

Les insurgés contrôlent alors la situation dans le sud de la Martinique. Le Gouverneur mobilise encore plus de forces armées pour reprendre en main le pouvoir. Plus d’un millier de marins et soldats sont mobilisés, il fait appel à des volontaires et fait parvenir des munitions aux forces déjà employées sur place. Les Békés du nord et du centre de la Martinique envoient tout ce qu’ils peuvent pour venir aux secours de ceux du sud calfeutrés dans des abris sécurisés après avoir quitté leurs propriétés par crainte de représailles de leurs anciens employés.

Les Békés font appel aux gouverneurs des îles environnantes, à leurs amis métropolitains pour leur venir en aide et ainsi reprendre possession de leurs Habitations et autres propriétés terriennes. M.A. Lalauriette, propriétaire à Sainte-Marie écrit au vicomte de Monti, le 26 septembre : « Que tous les créoles ou propriétaires résidants en France se réunissent à Paris et aillent voir le Président de la République et nous obtiennent des secours ! ».

La petite et moyenne bourgeoisie avait sympathisé avec les insurgés. Ils pensaient que le suffrage universel allait les porter au pouvoir. En revanche, les plus aisés avaient rejoint le camp des Békés menacés s’identifiant plus à eux car possédant des richesses.

Les actions des insurgés avaient surtout lieu de nuit et dans la nuit du 24 au 25 Septembre, de nouvelles Habitations à Sainte-Anne, au Marin, au Vauclin sont incendiées.

Louis Codé qui se cachait jusque-là sur les mornes de Rivière-Pilote est retrouvé et tué par les insurgés. De l’insurrection il y aura 4 victimes au total dont deux Blancs.

Cette journée du 24 Septembre sera le pic de la révolte qui, dès le 25, sera vivement réprimée par les autorités. Le Gouverneur décrète l’état de siège dans 15 communes du sud, du centre et même du nord atlantique qui avaient connu des incendies ou incidents nocturnes à savoir Rivière-Pilote, Le Marin, Sainte-Anne, Rivière-Salée, Ducos, Lamentin, Saint-Esprit, Sainte-Luce, Diamant, François, Trinité, Le Robert, Gros-Morne, Trois-Îlets et le Vauclin.

À Fort-de-France des patrouilles armées mobiles sont présentes partout. Un couvre-feu est décrété après 22h30 et toute personne dans la rue après cette heure était automatiquement arrêtée.

Toute l’île était quadrillée par les gendarmes, même les régions plus éloignées étaient sous surveillance. Au total 1 500 forces armées étaient mobilisées. Ils reçoivent des gouverneur l’autorisation de la plus forte répression en cas d’infraction. Ainsi le 26 Septembre, suite à une dispute à l’Habitation Aubermesnil où se trouvaient des insurgés, les forces armées interviennent 18 insurgés sont tués ou blessés tandis qu’Émile Romanet un Noir du côté de la répression perd la vie.

À Sainte-Anne, au Marin, à Rivière-Pilote et au Saint-Esprit, la répression sera sévère avec à chaque fois des pillards tués ou blessés.

Une chasse à l’homme est mise en place par les troupes gouvernementales, des dizaines d’insurgés seront tués, plus de 500 personnes seront emprisonnées dans les forts de l’île.

Au total durant les cinq jours de l’Insurrection, une cinquantaine d’Habitations avaient été incendiées intégralement ou partiellement.

Le Gouverneur décide d’une amnistie partielle pour certains des détenus estimant que des condamnations trop sévères auraient pu raviver les tensions. Les procès des autres détenus ont lieu l’année suivante très souvent par des jurys blancs et des avocats de la défense blancs. 75 personnes sont condamnées dans des procès très souvent rapides.

Les principaux chefs de la révolte sont condamnés à la peine capitale et sont fusillés. Seul Louis Telgard qui avait fui à Sainte-Lucie échappe à l’exécution.

Eugène Lacaille, Furcis Carbonnel, Louis Gertrude Isidore, Cyrille Nicanor, Louis Charles Hutte sont tous exécutés en Décembre 1871. 8 condamnations à mort par contumace sont prononcées. 28 insurgés sont condamnés aux travaux forcés à perpétuité, Auguste Villard, un autre des leaders des insurgés est condamné à la déportation simple dans une enceinte fortifiée, 8 à la déportation et 33 à des peines de travaux forcés allant de 10 à 20 ans. En 1880, 65 furent graciés et seuls 20 reviennent à la Martinique. Auguste Villard qui était alors en Nouvelle-Calédonie y resta. 15 femmes furent condamnées pour avoir pris part aux exactions et aussi ne pas avoir eu la correcte image qu'avait la femme de l'époque. Lumina Sophie, tout juste mère écope d'une condamnation aux travaux forcés à perpétuité. Elle mourra en prison 8 ans après sa condamnation.

Plusieurs protestations eurent lieu en Martinique et en France contre la partialité et les méthodes du Commandant Lambert qui était lors le Président du Conseil de guerre. Parmi les protestataires se trouvait Victor Schoelcher qui avait lutté pour l’abolition de l’esclavage dans les colonies françaises. À la fin des évènements, le Commandant Lambert est rappelé en France.

Conclusion

L’Insurrection du Sud a probablement été un événement majeur dans l’histoire de la Martinique car étant la première grande révolte des Noirs post-période esclavagiste. Cependant, elle ne pouvait constituer un tournant de l’histoire dans la mesure où cette révolte n’allait pas provoquer le changement tant attendu par les nouveaux libres. La répression suite à cette révolte avait été sanglante et les condamnations contre les leaders du mouvement montraient que le chemin des Noirs vers une vie meilleure était encore long.

Les Noirs qui avaient réussis à s’extirper de la pauvreté et atteindre la bourgeoisie tanguaient entre les Békés et les autres Noirs plus pauvres. Le suffrage universel était la raison. Les affranchis qui souhaitaient voir des gens qui leur ressemblent à des postes importants étaient des électeurs qu’il ne fallait pas négliger.

Si la Martinique allait avoir quelques révoltes éparpillées dans les années qui suivent, un mouvement de cette ampleur n’allait pas revoir le jour de sitôt. La rancœur que les Noirs avait contre les Blancs s’amplifiait et dès le moindre incident les étincelles non éteintes faisaient craindre de nouveaux soulèvements d’une majorité d’opprimés.

Bibliographie

Histoire de la Martinique, de 1848 à 1939, Tome 2, Armand Nicolas