Après avoir obtenu son statut de département français, l’optimisme régnait en Martinique. On voyait là l’opportunité d’un développement rapide de l’île, une égalité réelle entre le citoyen né en métropole et l'insulaire et la disparition des nombreux problèmes qui frappaient l’île. Et ces difficultés étaient nombreuses.
En effet, la Martinique venait de sortir de quatre siècles où elle n’était qu’une colonie dont l’économie était exclusivement basée sur l’exportation de produits agricoles (café, cacao, sucre de canne, rhum et bananes) vers la métropole. Mais la concurrence des îles voisines puis plus tard des colonies d’Afrique sur les mêmes marchés et le sucre de betterave européen allaient fortement frapper le commerce transatlantique.
Aussi, la transition vers de nouveaux secteurs économiques n’a pas été préparée et aucune autre voie n'était en vue au moment donné.
En 1959, la majorité des salariés de la Martinique sont encore des ouvriers agricoles.
La population était encore fortement sous-éduquée. Bien souvent une fois le certificat d’études obtenu, peu pouvaient poursuivre des études supérieures.
Très jeunes, les enfants des ouvriers agricoles aidaient leurs parents dans les champs de bananes. L’avenir des jeunes laissait peu de place à l’optimisme et il était rare voire quasi-impossible de voir le fils d’un ouvrier accéder aux études supérieures.
Frappée par la crise agricole liée à l’ouverture de l’Europe vers d’autres marchés, la Martinique connaît l’une des crises économiques les plus fortes de son histoire. L’ananas martiniquais est contraint à limiter ses exportations vers la métropole, le sucre de canne était fortement concurrencé par celui élaboré à partir de betteraves européennes. Ainsi de nombreux planteurs sont obligés de réduire leur nombre d’employés laissant ainsi de nombreuses familles sans aucune source de revenus.
Le chômage est important dans l’île. Le développement économique espéré n’est toujours pas visible 15 ans après le changement de statut.
En 1958, la France décide d’interroger ses colonies pour savoir si elles souhaitaient soit continuer à être françaises ou obtenir leur indépendance. C’est le cas de nombreuses colonies d’Afrique qui décideront de rompre avec la France et de devenir des états indépendants.
Dans la Caraïbe également de nombreuses îles avaient obtenu leur indépendance vis-à-vis de la Couronne Britannique et de la Monarchie espagnole. Cuba, « débarrassé de ses chaînes espagnoles » depuis plusieurs décennies, amené par Fidel Castro tenait tête à l’omnipotent voisin américain.
En Martinique, la question ne se pose pas. La majorité de la population est fortement attachée à ce qu’ils appelaient la « mère-patrie ». De plus, l’establishment de l’époque n’hésitait pas à brandir la situation d’Haïti ancienne colonie française qui était alors constamment dans des bouleversements politiques avec des pouvoirs très répressifs envers la population.
Aimé Césaire, jeune homme instruit revenu dans l’île amène ses nouvelles idées : la fierté d’être un homme noir à travers le concept de la « négritude », la possibilité de pouvoir prendre son destin entre ses mains. Il défend l’idée d’une autonomie de l’île à savoir rester attachée à la France tout en ayant plus de pouvoir localement.
Plus radicaux, de nombreux jeunes ne voyant pas les fruits de la départementalisation aspirent à l’indépendance et une rupture totale avec l’héritage colonial. Ils voyaient d’un mauvais œil l’omniprésence et la violence des forces armées lors des manifestations et le fait que le modèle économique colonial avait persisté même après la départementalisation.
Ainsi les mouvements sociaux étaient très fréquents à l’époque. En 1948, trois ouvriers agricoles sont tués au Carbet suite à une fusillade avec la gendarmerie. La même année, le béké (descendant des anciens colons riche propriétaire terrien en Martinique) Guy de Fabrique est tué par les grévistes à la plantation Leyritz. Les grèves se multiplient dans l’île.
En 1953, une grève des fonctionnaires leur permet d’obtenir 40% de salaire en plus que les fonctionnaires métropolitains en raison des coûts liés à l’insularité.
Les grèves dans les plantations de canne à sucre sont très nombreuses en raison de la crise du secteur. Elles entraînent de plus en plus un abandon de la campagne vers la ville qui devient alors le témoin de conflits d’envergure.
La crise sociale de 1959
C'est dans ce contexte qu'intervient un accident banal qui conduira à un mouvement social d'ampleur et aux conséquences importantes.
Le 20 décembre 1959 à la place de la Savane au cœur de la ville de Fort-de-France. Un automobiliste métropolitain renverse le scooter d'un noir martiniquais. Une rixe s'en suit et un des témoins de la scène appelle les CRS. L'incident tourne à l'émeute entre policiers blancs métropolitains et les habitants des quartiers populaires. L'émeute se déroule pendant les fêtes alors que le préfet venait de quitter l'île et que la Martinique attendait son successeur.
Un télégramme expédié en métropole dans la nuit du 20 au 21 décembre déplore qu'un accident de la circulation ait débouché sur une émeute. Les CRS s'opposent à une foule de 300 jeunes. Le calme est rétabli à 1 heure du matin.
Le lendemain, les manifestants restent regroupés mais les autorités ne peuvent empêcher des scènes de panique. Les fonctionnaires métropolitains souhaitent quitter la Martinique. Trois jeunes martiniquais sont tués dans des circonstances encore floues mais attribuées aux forces de police. Edmond Eloi (20 ans), Christian Marajo (15 ans, photo ci-contre) et Julien Betzi (19 ans) sont les trois jeunes victimes de ces émeutes qui fait également 10 blessés. Seuls 200 gendarmes sont encore actifs. Le troisième jour la situation se stabilise.
Un couvre-feu est décidé dans la ville de Fort-de-France interdisant tout rassemblement public après 21h. De nombreuses personnalités (Évêque, députés dont Aimé Césaire, Président du Conseil Général) appellent au calme. Les membres du Parti Communiste réclament un changement de statut et encouragent les jeunes à se mobiliser.
A Paris, le 23 décembre, Jacques Soustelle, le ministre-délégué après du Premier Ministre demande au Ministre des Armées d'envoyer le vaisseau De Grasse à Fort-à-France pour « ramener le calme dans les esprits » et propose l'envoi de deux escadrons de gendarmerie mobile.
Le lendemain lors d'une séance du Conseil Général, les élus communistes demandent une révision du statut départemental et une évolution institutionnelle majeure bien que réaffirmant leur attachement à la France. La crise devient alors politique.
La nuit de Noël se déroule dans le calme. Les forces de l'ordre étaient placées dans des lieux stratégiques (aéroport, usines électriques, SARA (la raffinerie de pétrole locale), les télécommunications) pour intervenir en cas de problème.
A partir de Noël, le calme revient définitivement.
Le 28 décembre, un rapport effectué par la Préfecture relate que « certains éléments de la population n'attendaient qu'une occasion pour prendre à partie les CRS ». Les raisons et circonstances des trois décès restent inconnues bien qu'elles aient été attribuées à la police qui auraient tiré sur les manifestants.
A Paris, Jacques Soustelle rencontre les parlementaires martiniquais et prend des mesures importantes :
- Le maintien du vaisseau Le Grasse dans la baie de Fort-de-France
- l'interdiction d'entrée de travailleurs étrangers
- Une hausse du SMIG (le revenu minimum en activité) de 5%.
Il refuse les propositions des élus martiniquais qui demandaient le retrait des CRS, le retrait des fonctionnaires venant d'Afrique du Nord, une réforme fiscale, l'octroi de crédits supplémentaires pour lutter le contre le chômage et l'égalisation du montant des allocations familiales sur les niveaux métropolitains.
Conclusion
En relisant les événements de 1959, on peut s'interroger sur les raisons qui ont fait qu'un « banal » accident de circulation débouche sur un conflit social d'une telle ampleur. Il faut dire que la départementalisation n'a pas eu les effets escomptés, la Martinique se retrouve désœuvrée face à la crise sucrière et l'envoi de fonctionnaires originaires de l'Afrique du Nord créé des tensions localement.
Les issues de cette crise sociale seront annoncées le 11 janvier 1960 par le cabinet du ministre-délégué qui avait consulté le nouveau préfet mis en place. Les CRS sont désormais remplacés par des gendarmes, le Vice-Recteur Alain Plénel qui avait dénoncé les actions gouvernementales en Martinique et avait été renvoyé en métropole fait son retour dans l'île, un plan de maintien de l'ordre est mis en place, les jeunes martiniquais formés en métropole sont surveillés car soupçonnés d'adhérer aux idées communistes qui eux étaient en faveur de la décolonisation et l'indépendance.
Ces différentes mesures scellent de manière définitive le retour au calme dans l'île enfin... jusqu'en Février 1974.